LA PETITE REVUE
Critique littéraire et théâtrale
A.K. et Y.A.
Dec 31, 2016
Le théâtre pour la jeunesse
Comédien et auteur, Sylvain Levey est le parrain de la troisième édition de la journée des écritures théâtrales pour la jeunesse, qui aura lieu dans toute la France le 1er juin. Il a notamment publié aux Éditions Théâtrales « Ouasmok », qui a reçu le prix de la pièce contemporaine pour le jeune public en 2005, « Alice pour le moment », « Cent culottes et sans papiers », « Folkestone ». Il est aussi l’auteur de pièces pour adultes, « Comme des mouches, pièces politiques », ou « Rhapsodies ». Il a reçu en 2015 le premier Prix de la Belle Saison, décerné par le Centre National du Théâtre.
La Petite Revue. Quel est le principe de cette journée ?
Sylvain Levey. C’est la troisième édition de cette journée des écritures théâtrales pour la jeunesse, organisée par Scènes d’enfance et ASSITEJ. Il s’agit de faire découvrir à l’ensemble du public le théâtre contemporain pour la jeunesse dans un esprit de lecture, de partage, de petits événements un peu partout en France, permettre de rencontrer les auteurs, faire comprendre que la littérature est là, à côté de chez soi, qu’elle est populaire sans être populiste. Cela concerne tous les lieux, de grands lieux comme le Théâtre National de Chaillot, mais aussi une petite ferme théâtre en plein milieu de la Lozère. Cela draine toutes sortes de gens très différents. Il y a trois ans, la première édition s’est faite à l’initiative d’un auteur de théâtre qui écrit principalement pour la jeunesse, Philippe Dorin. La deuxième année la marraine était Dominique Paquet, une écrivaine et philosophe. Cette année c’est moi. Le parrain ne s’occupe pas de l’administration mais développe une ligne artistique. Philippe Dorin avait travaillé sur la notion d’auteur, Dominique Paquet sur la notion de compagnie, et moi sur la notion du public. J’ai créé une recette en dix étapes qu’on peut voir sur le site. Nous avons fait une liste de 101 textes que j’ai choisis avec l’ASSITEJ, mais qui n’est pas un dogme : certains textes finalement choisis ne sont pas dans la liste. Elle a été faite de façon très équilibrée avec un rapport d’égalité hommes femmes. On voulait aussi que toutes les maisons d’édition soient représentées. Théâtrales, l’École des loisirs ou l’Arche, qui ont développé une écriture jeunesse depuis 10 ans, ont plus de textes que Quartett qui vient de démarrer, mais on a aussi fait un équilibre entre les auteurs qui ont beaucoup de livres et ceux qui n’en n’ont pas beaucoup. Fabrice Melquiot, Philippe Dorin, Nathalie Papin, Claudine Galéa ou moi avons déjà dix ou douze livres, nous sommes un peu dans du classique du théâtre contemporain, mais nous n’en n’avons retenu que trois parmi les dix ou douze, pour laisser aussi la place à des plus jeunes et être le plus juste possible. Je voulais faire comme une fête de la musique et permettre aux gens de faire des lectures. Je crois que c’est important qu’il y ait du théâtre contemporain dans les classes, dans les écoles, c’est important aussi que les auteurs y aillent. Les textes pour la jeunesse sont souvent passionnants pour tout le monde. Je fais un projet en ce moment à Morlaix en Bretagne, qui s’appelle « Lire et dire le théâtre en famille ». Je rencontre une famille pendant deux week-ends, je leur fais lire quatre textes, ils en choisissent un puis le lisent devant des amis dans leur maison. Je leur ai fait lire « Elle pas princesse Lui pas héros » de Magali Mougel et « Le Garçon à la valise » de Mike Kenny. Dans « Elle pas princesse Lui pas héros », un enfant a les cheveux longs et c’est un débat dans leur famille. Entre eux c’était un objet de discussion et de conflit. La pièce, par son effet miroir, a beaucoup allégé ce conflit. Le théâtre jeunesse s’adresse vraiment à tous les publics.
P. R. Pouvez-nous nous donner des exemples de manifestations ?
S. L. Chaque année, un théâtre constitue le lieu phare de la journée. L’année dernière c’était la Cartoucherie, cette année c’est le Théâtre National de Toulouse qui fait un important travail sur l’écriture jeunesse. Toute la journée ont lieu des lectures et des parcours déambulatoires. Je mets en espace une lecture bilingue avec des auteurs anglais et français, et des acteurs anglais et français, enfants et adultes. Il y aura un de mes textes, traduit en anglais, un texte de Stéphane Jaubertie, de Rob Evans, de Henri Bornstein et un texte de Pauline Sales. Le Théâtre National de Chaillot invite cette année un auteur qui vient toute la journée faire des lectures. Dans les petits événements, il y a par exemple une toute petite association en Bretagne avec six ados qui vont faire des lectures sur la place du village trois fois dans la journée. Ou à Privat en Ardèche, un atelier option théâtre du lycée qui va faire lire dans des classes de CM1-CM2. Beaucoup de théâtres en France participent, mais les Centres Dramatiques Nationaux font peu de choses, à part le TNT ou le Préau à Vire qui est conventionné pour cela. Beaucoup de scènes conventionnées nationales, à Noisy-le-Sec, la Villette à Paris, ou le Tarmac, qui ne sont pas forcément dédiées à la jeunesse, organisent des rencontres avec un auteur ou des lectures sur les places de village. Il est important d’aller dans les lieux qui ne sont pas des lieux de théâtre. Comme pour la fête de la musique, on demande aux gens de partager, de prendre du plaisir à jouer, à être écoutés, à faire du théâtre ensemble. Cette année nous avons eu le patronage de l’Éducation Nationale et du Ministère de la Culture.
P. R. Vous avez un droit de regard sur les projets ?
S. L. C’est pour cela que j’ai créé cette petite recette, pour cadrer et entourer un peu, mais ça n’est pas un dogme. On est au courant mais on ne maîtrise pas forcément ce qui est fait. Je ne voulais pas tomber dans le piège de la fête de la musique où parfois certains feraient mieux de ne pas jouer parce que ça ne sert pas forcément la cause (rires), même si je pense qu’il ne faut pas sélectionner. J’ai tracé un chemin un peu balisé, mais on peut passer sur les côtés, il n’y a pas de censure, il faut laisser des portes ouvertes. Beaucoup d’initiatives ne correspondent pas forcément à la recette mais elles sont là, elles existent, elles sont répertoriées.
P. R. Quel regard portez-vous sur le théâtre pour la jeunesse ?
S. L. Je suis très fier d’écrire du théâtre pour la jeunesse, de rencontrer les classes. J’adore ça, je trouve que c’est très important, ne serait-ce que pour avoir auprès des enfants un discours qui est souvent différent. On amène une alternative, un autre regard sur le monde. Nous venons un peu casser leurs idoles. Les textes jeunesse sont comme un fil de funambule, nous sommes des artistes et en même temps nous avons une responsabilité pédagogique. Mais nous ne sommes pas des pédagogues, nous n’avons pas de leçon de morale à donner, ni de vérité : on ouvre juste des portes de pensée. Les textes de Fabrice Melquiot, de Suzanne Lebeau, de tous les grands pontes de la littérature théâtre jeunesse, sont un outil de dialogue, de questionnement pour l’enfant. Quand il va voir un spectacle il doit se poser la question : est-ce que moi, si j’étais dans la peau de ce personnage, j’agirais comme ça ? On aborde tous les thèmes, je pense qu’on est tous d’accord pour dire qu’on peut parler de tout, même des sujets les plus terribles : l’extermination d’un peuple, le viol… Tout est possible avec des enfants parce qu’on part du principe qu’ils sont intelligents. La question est comment le faire. Il faut toujours ce que j’appelle un courant d’air, Suzanne Lebeau appelle ça une porte de sortie, Fabrice Melquiot une fenêtre ouverte. Nous ne devons pas mentir aux enfants, leur dire que tout va bien dans le meilleur des mondes, que tout est parfait, mais nous ne devons pas non plus leur mettre un couteau dans le dos. Le théâtre jeunesse amène des sujets de discussion pour l’enfant et une ouverture sur un possible, sur des chemins de traverse. Cette notion pédagogique, de réflexion sur l’être humain, de critique du monde dans lequel on vit est importante. Certains enfants ont de très belles réactions quand on les rencontre. J’ai le souvenir d’un gamin qui avait un père très réactionnaire et qui m’a dit un jour : « Ce serait marrant que vous veniez manger à la maison ! » Il s’imaginait la discussion avec son père, et ce jour-là je me suis dit qu’on était un peu des complices d’Œdipe, on aide aussi à tuer le père. Des enfants se disent qu’il y a d’autres chemins possibles, toujours avec un côté ludique et bienveillant vis-à-vis d’eux. Tous les auteurs aiment profondément discuter avec les enfants. C’est un équilibre entre la pédagogie et l’artistique, on a une grande responsabilité. Quand on fait une rencontre, chaque mot doit être pesé, parce qu’il ne s’agit pas de faire de la démagogie, de tout faire pour leur plaire. Je suis là pour parler de mes textes, et je vais dire ce que je pense. J’essaie toujours de faire de la pensée avec eux, de ne jamais me contenter de répondre oui ou non. Le théâtre jeunesse français est vraiment très vivifiant, il y a beaucoup d’auteurs, il est au tout début de son existence. Les précurseurs de l’art moderne du théâtre jeunesse sont Joël Jouanneau avec « Mamie Ouate en Papôasie », Bruno Castan avec « Belle des eaux » et Maurice Yendt, dont les premiers textes parlent du rapport hommes-femmes, avec le papa à la cuisine et la maman dans le salon. Le théâtre jeunesse sert aussi à ça, à flouter des choses qui paraissent toutes droites, toutes claires. Régulièrement, on met du doute. Après il y a eu Philippe Dorin, Catherine Anne, Nathalie Papin, Catherine Zambon. C’est l’École des loisirs qui a vraiment commencé la littérature théâtre pour la jeunesse, puis Théâtrales dont la collection jeunesse a 15 ans. La dernière collection vient d’être créée chez les Solitaires Intempestifs. Le théâtre jeunesse est assez récent mais a une belle vitalité, il n’est pas encore très connu, il lui manque pour l’instant une implication des Centres Dramatiques Nationaux. Ils passent un peu à côté, à tort à mon avis, parce que pour l’instant le théâtre est fréquenté à 80 % par ce qu’on appelle en plaisantant entre nous les « choucroutes », c’est-à-dire les profs de 60 ans, et tout cela va disparaître. Il faut travailler sur l’avenir, c’est important que le théâtre jeunesse apprenne le métier de spectateur à ces enfants. Les enfants aiment les gens radicaux. Un pédopsychiatre, Patrick Ben Soussan, a fait polémique à l’époque en affirmant que les enfants étaient très conservateurs, qu’il ne fallait pas compter sur eux pour changer la société. Nous les bousculons dans leur conservatisme, et ils adorent ça. Il suffit de pas grand-chose pour qu’ils s’ouvrent au monde et qu’ils aient une liberté de pensée. Et encore une fois, toujours avec bienveillance et jamais au forceps, on ne force pas les enfants à penser autre chose, on ouvre des portes. Il y a vraiment chez chacun d’entre nous cette volonté de ne jamais imposer ce qu’il faut penser, mais d’accompagner chacun sur des chemins de pensée. Si on prend un texte comme « Simon la gadouille » de Rob Evans sur le bouc émissaire, le voir vaut dix fois plus que beaucoup de discours. Un bon spectacle pour la jeunesse doit intéresser l’adulte. Mon but, c’est que l’enseignant oublie qu’il a une classe et qu’il soit plongé lui-même dans les questionnements qui sont face à lui. Le théâtre, c’est le monde du questionnement. Quand un parent bien intentionné amène ses enfants au théâtre et oublie qu’il a ses enfants, c’est réussi. S’il est juste en accompagnateur et attend que ça se passe, on a raté notre coup. Un théâtre jeunesse doit intéresser aussi l’adulte, mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Il ne faut pas brûler les étapes. Dans le paysage du théâtre contemporain pour la jeunesse, les étapes sont respectées : il y a des textes pour chaque âge, du CP jusqu’à l’âge adulte. Un vrai paysage s’est créé. Il est important parce qu’il crée l’habitude du théâtre, et je pense qu’il peut sauver le théâtre. Le théâtre est un art besogneux, et c’est ce qui fait sa beauté, on le sauvera par l’arrivée des plus jeunes qui prennent cette habitude, qui ont envie de continuer, comme une madeleine de Proust. Le théâtre est encore fragile, il pourrait ne pas exister, on n’est pas indispensable à la société, mais je trouve qu’il a une belle vitalité.
P. R. Comment envisagez-vous l’articulation entre théâtre jeunesse et théâtre adulte ?
S. L. J’ai la même exigence. J’aime bien travailler les formes, des textes même explosés. J’ai écrit un texte qui s’appelle « Cent culottes et sans papiers » qui n’a pas de personnages, qui n’a pas d’histoire proprement dite. Les enfants l’adorent, parce qu’ils aiment être surpris. Si vous demandez à un enfant de 5 ans ce qu’est le théâtre pour lui, il va dire un rideau rouge et trois coups. Il n’a jamais été au théâtre, et dans Paris il y a très peu de théâtres qui frappent encore les trois coups et qui ont un rideau rouge, mais c’est l’image qu’ils ont du théâtre. J’écris la même chose pour la jeunesse et pour les adultes, sauf que je laisse toujours une porte de sortie, un courant d’air quand j’écris pour la jeunesse. Ça n’est pas un happy end, ça n’est pas Disneyland. Dans un texte comme « Alice pour le moment », ça ne finit pas forcément très bien, mais cela pose quand même la question de la beauté. Le dernier texte de Suzanne Lebeau, qui s’appelle « Les trois sœurs », en référence à Tchekhov, raconte l’histoire d’une petite fille qui est atteinte du cancer et qui meurt. Il y a eu beaucoup de débats sur ce texte à Toulouse, je faisais partie du comité de lecture, certains disaient que c’était trop dur. Certes elle meurt, mais la pièce raconte qu’on peut réussir à se reconstruire. La littérature est un entraînement à la vie. Elle met des mots sur le vécu. Dans « Folkestone » j’essaie de faire réfléchir à la question de l’homosexualité. Si un enfant au collège a l’impression d’aimer son copain d’amour et se demande s’il est homo, si c’est grave, si c’est une maladie, s’il est dans une famille où on lui dit qu’il ne faut surtout pas, qu’un garçon doit aimer les filles, c’est peut-être ce qui peut lui permettre de l’aider à réfléchir à cette question. Dans la pièce, Matia aime Luca et finalement ça ne pose pas tant de problèmes. Mais toujours avec cette idée de ne pas imposer. Je ne fais pas l’apologie de l’homosexualité. Quand je rencontre des enfants autour de ce texte je ne leur dis pas qu’il faut être homosexuel ou qu’il ne faut pas, mais qu’il faut apprendre à se connaître et savoir si c’est vraiment ce chemin-là qui nous parle. Quand j’écris pour les adultes je me pose beaucoup moins de questions de responsabilité, si j’ai envie de parler de telle chose et qu’il n’y ait pas de porte de sortie, je n’ai pas à me justifier. Pour les adultes, je peux écrire de façon beaucoup plus dure, plus sauvage. Si j’ai envie de faire un monologue de trois heures où je répète en boucle la même phrase, je peux tenter. J’ai en face de moi des gens qui acceptent ou pas, qui peuvent partir s’ils en ont marre. On peut tenter plus de choses. Pour les enfants je domestique la colère. Écrire, c’est être en colère, mais on ne peut pas l’être constamment avec les enfants. Quand j’écris pour eux, il y a trois mots clé. Il faut que ce soit beau, parce que je trouve qu’on a perdu la beauté dans notre société actuelle. Il faut que ce soit drôle aussi, mais pas dans le sens one man show. Il y a des moments de récompense dans un texte pour la jeunesse, on les a « obligés » à une grande écoute, à une concentration, et de temps en temps il faut des moments où on lâche un peu. Le troisième mot, c’est que ça questionne. Je n’écris jamais pour divertir, il faut que l’enfant ou l’adulte à un moment donné prenne position, que cela puisse modifier sa perception des choses.
P. R. Avez-vous lu beaucoup de théâtre pour la jeunesse avant d’en écrire ?
S. L. Oui, j’ai une assez bonne connaissance du répertoire pour la jeunesse. J’essaie toujours de ne pas travailler que sur mes textes. Par exemple, j’ai découvert « Le Garçon à la valise » de Mike Kenny. Je trouve que c’est important d’aller voir les autres. Certains auteurs n’écrivent que pour la jeunesse, Dominique Richard par exemple, ou Nathalie Papin, principalement. Quelques auteurs qui ont écrit pendant 15 ans pour la jeunesse commencent à faire des textes pour les adultes. Certains auteurs ne travaillent que pour les adultes. Moi j’écris presque moitié moitié. J’ai été comédien avant, comme beaucoup d’auteurs. Certains le sont encore, ou metteurs en scène, comme Joël Pommerat. Il y a très peu d’auteurs qui viennent exclusivement de l’écriture. Il y a toujours eu un passage par la mise en scène ou par le jeu. J’ai dirigé à Rennes le théâtre du Cercle, où je faisais beaucoup d’ateliers pour la jeunesse. Il y a 15-20 ans il n’y avait pas beaucoup de textes et j’ai commencé à écrire pour les enfants des ateliers théâtre. J’ai eu la chance d’arriver, avec mon premier texte « Ouasmok », au moment où il y avait cette grande envolée du théâtre jeunesse. Un parcours, c’est toujours une suite de hasards. Ma génération est arrivée au bon moment, avec tout un champ des possibles à défricher, ce qui est beaucoup moins le cas maintenant : on est rentrés dans une autre forme d’économie. Nous, Lescot, Melquiot, Aubert, on est arrivés dans l’écriture au moment où les premiers, comme Noëlle Renaude, Michel Vinaver, avaient énormément défriché le terrain, travaillé sur la fragmentation des textes. Ils avaient remis en cause le théâtre classique et ouvert les premiers chemins, et nous avons suivi ces chemins. Ils ont été les précurseurs, il y a 35 ans. Nous sommes arrivés à un moment où nous avons profité de leur travail, parfois en prenant un peu leur place sans nous en rendre compte. Il y a 15 ans, quand on allait à la Chartreuse à Avignon en résidence, l’ancienne directrice disait toujours qu’un auteur a dix ans d’espérance de vie : vous êtes pris, on vous repère, on vous invite partout, dans les colloques, les tables rondes, vous faites le tour de France, et puis au bout de 4-5 ans, il y en a d’autres, on continue à vous lire, mais au bout de 10 ans vous êtes un peu au bout du chemin, il faut faire autre chose. Aujourd’hui le temps a beaucoup augmenté, parce qu’il y a eu la crise et que beaucoup de théâtres prennent des gens comme nous, qui sont un peu connus. Ils se disent que ça fonctionne : il y a très peu de prise de risque, alors qu’avec nous ils avaient pris des risques. Notre génération est dorée. Je trouve qu’il y a maintenant un renouveau du théâtre. Beaucoup de jeunes arrivent dans le monde du théâtre contemporain. C’est peut-être risqué pour nous, mais tant mieux, je ne suis pas pour les privilèges. Ils vont à un moment donné nous dépasser et prendre la relève comme nous l’avons prise à l’époque. Il y a eu une espèce d’effet tampon de la crise qui a asphyxié la jeunesse, mais ils l’ont percé par des textes très politiques, un vrai engagement, ils sont en train de casser les murs autour d’eux parce qu’ils n’ont pas le choix. Notre génération a été très vite dans l’institution, ça nous a permis d’être confortables dans notre métier et de nous investir auprès des plus jeunes, faire du travail de terrain dans de bonnes conditions. Eux ont moins accès à l’institution, ils sont obligés de se battre, ils passent moins de temps que nous à faire de la pédagogie, mais par contre ils ont cette volonté de casser les murs. J’aime bien ce qui se passe en ce moment. Il y a une belle insouciance et une belle insolence aussi qu’on avait peut-être un peu perdue.
P. R. Quels sont vos projets ?
S. L. Cette année j’ai moins écrit. J’ai eu trois ans de gros travail avec Olivier Letellier à Chaillot, deux commandes, « Me taire » et « La nuit où le jour s’est levé ». En septembre paraîtra aux Éditions Théâtrales « Michèle doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschwitz », un texte pour les ados. Cela raconte l’histoire d’une enfant américaine qui fait un selfie pendant un voyage scolaire à Auschwitz. Elle le met sur Facebook et finit par passer à la télé pour parler de son geste. Elle a finalement son petit quart d’heure de gloire. J’ai travaillé sur la notion du regard sur les choses, est-ce qu’on peut faire un selfie n’importe où, sur la question de la mémoire, sur la question de ce qu’est socialement le selfie etc. Je travaille beaucoup avec cette génération des ados, je les aime bien. Ils perdent beaucoup plus d’énergie que notre génération, mais en même temps je ne voulais pas dire qu’ils n’ont que le portable à la bouche. Ce que je trouve le plus important dans la pièce, c’est ce que dit un des enfants : « Mais qu’est-ce que vous croyez, nous aussi on était tristes à Auschwitz ». Ils ont une sensibilité. C’est ce que ce texte questionne. Il dit qu’elle a pris ce selfie à Auschwitz, mais que ça n’est pas un monstre. Ça questionne la notion de transmission. Nous avons beaucoup hésité à le faire sortir en tout public ou en jeunesse. Il sortira finalement en jeunesse parce que cela permettra d’atteindre plus facilement les ados. Je pense que ce texte est important pour eux, pour réfléchir à toutes ces questions-là. J’ai aussi un projet avec le théâtre Am Stram Gram en Suisse, avec son directeur Fabrice Melquiot. Il y a déjà toute la production, toutes les dates, mais je n’ai pas écrit une ligne (rires) ! Cela s’appellera « Trois minutes de temps additionnel ». J’ai écrit pour trois acteurs noirs, parce que je trouve que la discussion qu’il y a eu autour du texte de Koltès est importante. On a beau faire des leçons de vie, il y a très peu de gens de couleur dans le théâtre, très peu d’arabes, d’asiatiques. Il faut qu’il y ait un répertoire. Il ne s’agit pas d’écrire pour des Noirs, ça n’est pas la question, ce serait très occidentalisant, mais de raconter l’histoire de deux gamins qui sont pris par un entraîneur de foot pour venir en Europe. Ils sont guinéens, un des deux va réussir à passer toutes les étapes et l’autre va rester sur le bord du chemin : la pièce raconte comment cela va transformer leur amitié. J’ai beaucoup pris exemple sur « Simon la Gadouille », sur la question de l’amitié, jusqu’où va l’amitié etc. J’ai aussi un projet pour adulte qui s’appelle « L’or pâle », sur la honte prométhéenne, à partir d’un philosophe allemand, Günther Anders, dont le livre, « L’obsolescence de l’homme », raconte que l’homme a honte de lui-même par rapport à la force de la machine, alors que c’est lui qui crée les machines. C’est une pièce pour adulte avec un metteur en scène du Lot-et-Garonne. J’aime bien ces deux axes du métier. J’aime beaucoup travailler avec des grandes institutions comme Chaillot, ou Am Stram Gram, qui est certainement l’un des plus gros théâtres européens pour la jeunesse. J’aime les moyens qu’il y a, les lieux quand ils sont vides, les gros plateaux, les régies bien rangées. Mais j’aime aussi le projet sur « L’or pâle » avec une petite compagnie du Lot-et-Garonne qui travaille avec de tout petits moyens. Ça ne veut pas dire que le travail est moins bien, mais qu’il est très différent. Ils travaillent avec des économies plus petites, ça n’est pas du tout le même rapport au budget. Je me sens plus libre avec des petites compagnies, il y a moins de pression liée à l’argent. Et j’ai un projet de roman. J’ai demandé une année sabbatique au CNL [Centre National du Livre] pour un projet qui s’appelle « Gros » et qui raconte mon rapport à la nourriture. C’est un projet pour adultes, que je vais peut-être transformer en monologue pour jouer à nouveau. Je travaille sur la notion d’obésité, avec un parallèle avec tout ce qui s’est passé en France ces 40 dernières années, l’élection de Mitterrand, la montée du FN avec les premiers conseillers municipaux à Dreux, le nuage de Tchernobyl qui s’arrête à la frontière… Je veux en faire un roman parce que j’ai envie de faire une petite pause de théâtre, d’aller vers autre chose, justement pour ne pas être dans un savoir-faire, pour me remettre en danger. On peut vite s’installer. J’ai aussi envie de rejouer, ça fait 10 ans que je n’ai pas joué. J’ai également un projet avec un bédéiste, Domas, qui fait partie de la BD alternative autoproduite. Cela me permettra de travailler avec d’autres gens, d’aller me tester sur des choses un peu moins institutionnelles.
Propos recueillis par Yann Albert et Alexia Kalantzis le 9 mai 2017.
Retrouvez la « recette » de Sylvain Levey sur le site : http://www.mgi-paris.org/1er-juin-2017-des-ecritures-theatrales-jeunesse/